De votre inconscient à la vue de ces visages.
par la critique d'art : Dr. Lieselotte SAUER-KAULBACH.
Lieselotte SAUER-KAULBACH est docteur en histoire de l'art, journaliste pour le "RHEIN ZEITUNG" et critique d'art.
Traduit de l'allemand par Brigitte Ramella
"Selon moi, une oeuvre d‘art est intéressante uniquement si elle est une projection spontanée et directe de ce qui se passe à l‘intérieur de quelqu‘un...Je crois que c‘est seulement dans cet « art brut » que l‘on peut trouver le processus naturel et normal de la création artistique dans sa forme la plus pure et la plus élémentaire."
C‘est ce qu‘écrivait l‘artiste francais Jean Dubuffet dans un de ses nombreux écrits car cet artiste né il y a 110 ans au Havre était non seulement peintre, sculpteur et plasticien, mais aussi un écrivain de qualité dont les textes ont toutefois été reconnus relativement tard. En 1947 Dubuffet fonda - conformément à la conviction que l‘on retrouve dans la citation ci-dessus - avec André Breton (entre autres) la « Compagnie de l‘Art Brut » qui s‘était donné pour objectif de collectionner et d‘exposer ce style artistique que Dubuffet définissait comme une forme artistique alternative, subversive, en dehors des sentiers culturels connus. Il voulait dire, et il le soulignait dans son catalogue - faisant office de Manifeste, accompagnant l‘exposition de 1949 « Art brut préféré aux arts culturels » et qui présentait plus de 200 œuvres - que toutes les créations psychopathologiques ne sont pas de l‘art brut (et vice-versa). « Nous sommes d‘avis que l‘effet produit par l‘art est le même dans tous les cas et qu‘il existe aussi peu un art des malades mentaux qu‘un art des malades de l‘estomac ou des malades du genou. »
Un an auparavant, l‘association avait présenté des dessins du suisse Adolf Wölfli, un dessinateur, compositeur et écrivain qui, après une enfance et une adolescence difficiles, avait été emprisonné à l‘âge de 26 ans pour viol, puis, après avoir été diagnostiqué schizophrène, interné dans un asile psychiatrique où il créa une oeuvre très vaste dans des domaines artistiques très différents. Son oeuvre a été découverte par son psychiatre, Walter Morgenthaler, qui a publié un livre sur le sujet en 1921 « Ein Geisterkranker als Künstler » (Titre francais: « Adolf Wölfli »Ndt). En 1992, à Kassel, lors de la documenta 5, Wölfli était l‘exemple type dans le domaine « Expressions de la folie ».
Pour Dubuffet, les travaux de Wölfli représentent de facon exemplaire cet art dénué de tout raffinement hypersensible, exprimant l‘intérieur de manière spontanée et directe et pour certains, peut-être pour cette raison, parfois trop crue.C‘était probablement ce côté cru qui m‘a presque tout de suite fait penser à Dubuffet lorsqu‘en entrant dans la salle d‘exposition vendredi soir, j‘ai vu les oeuvres de Jacki Maréchal. Les grand visages, plats, qui me fixaient de toutes parts, avec de grands yeux, de grands nez et de grandes bouches, des visages au caractère féminin, peints de facon frontale, jetés avec quelques traits sur la toile ou sur le papier. L‘impression du brut, de la limitation au strict nécessaire était encore renforcée par la réduction souvent dominante au noir et blanc, les contours noirs tracés avec un crayon particulièrement épais, de facon presque enfantine. A cela s‘ajoute un troisième élément : ces visages apparaissent entre des murs, devant ou derrière eux ou même les contiennent.
Oui, lors de notre entretien, Maréchal disait qu‘il s‘était intéressé à Dubuffet de facon intensive et que ce derner était le peintre francais avec lequel il avait le plus d‘affinités spirituelles. Quant aux motifs, ce qui le fascine tout particulièrement c‘est l‘être humain entouré de murs, du paysage qu‘il a lui-même créé, à savoir la ville. Toutefois, les peintures ne montrent pas une représentation réaliste de la grande ville, loin s‘en faut. La ville apparaît au plus comme une silhouette tout juste esquissée, un no man’s land impossible à localiser, tel un labyrinthe flottant dans lequel apparaissent des visages ne faisant aucun cas des proportions ou des perspectives.
Cela fait penser non seulement aux artistes de l‘art brut, mais aussi aux sprayeurs de graffiti qui laissent des traces plus ou moins artistiques avec une préférence naturelle pour l‘espace urbain. Ils suivent ainsi un instinct immanent et primitif de l‘être humain - pensez aux dessins et gravures rupestres de l‘art préhistorique (ce terme est-il ici opportun ?) - consistant à laisser des traces qui, d‘une part, font état de sa présence (comme les mains dans la grotte du Pech Merle) et, d‘autre part, traduisent son besoin de transmettre des faits vécus et des évènements, peut-être aussi des faits surnaturels, dans un langage universel du fait de sa prétendue simplicité.
Des graffiti qui, à leur tour, se trouvent de préférence sur des murs. Les murs, expliquait Jacki Maréchal, le fascinent en effet depuis longtemps, surtout les vieux murs, comme il n’y en a pas seulement à Lyon où il a vécu pendant de nombreuses années. Des murs qui ressemblent à un « Baumkuchen »* parce que, comme lui, ils sont composés de plusieurs couches qui se sont superposées au fil des ans, des décennies, des siècles même. Vous connaissez certainement tous de tels murs maintes fois rafistolés, montés avec des pierres différentes, réparés tant de fois avec du mortier, crépis et peints des centaines de fois pour être finalement peut-être recouverts d‘affiches souvent changées, mais jamais retirées.
La structure de ces murs avec leur aspect grossier, brut, se retrouve dans les peintures de Jacki Maréchal qui elles aussi naissent couche sur couche, dans un dialogue permanent avec l‘artiste qui, en fin de compte, comme il l‘explique, ne fait que réagir à ce qui prend forme spontanément. Une forme oblongue, par exemple, se transforme en poisson avec une gueule grande ouverte qui, associé à un visage féminin, développe à fortiori son potentiel symbolique de fécondité qu‘il possède aussi dans le christianisme. Ou bien, une ligne devient un serpent qui ondule soudain de facon très palpable et qui nous fait tout naturellement et automatiquement penser au serpent, incarnation du mal qui incite Eve à cueillir la pomme fatale de l‘arbre de la connaissance et à pousser Adam à la croquer. Et puisque nous parlons d‘Eve et du Mal : ces deux entités se rejoignent dans la même peinture : en tant que visage féminin et en tant que pure et simple grimace diabolique montrant les dents.
Lors de la création de ces peintures, l‘implication religieuse ne lui importait pas, ou tout du moins pas dans un premier temps explique Maréchal. Mais ce sont des implications qu‘il admet, qui font tout simplement partie de l‘existence humaine, qui sont les pôles entre lesquels se déroule la vie des hommes. La vie et l‘amour d‘un côté, la mort et la souffrance de l‘autre, le clair et le sombre, des sensations, des sentiments, quasiment l‘équipement psychologique et émotionnel de base de tout un chacun.
Si l‘on se remémore la définition de l‘ « art brut » en tant qu‘art qui extériorise l‘intérieur de l‘artiste de facon spontanée et directe, les peintures de Jacki Maréchal correspondent parfaitement à cette définition. Des peintures qui ne reproduisent toutefois pas les créations de Dubuffet, mais qui évoquent beaucoup de choses de l‘histoire de l‘art du 20e siècle, des compositions abstraites de Miró aux portraits de femmes d‘un Picasso ou d‘un Matisse. Maréchal ne nie pas ces réminiscences, beaucoup d‘éléments ont été littéralement intériorisés pendant ses études et c‘est pourquoi cela ressort régulièrement de facon inconsciente ou subconsciente. Je suis convaincue : si vous regardez maintenant à nouveau ces peintures plus attentivement, vous découvrirez peut-être encore plus de traces ou des traces complètement différentes selon ce qui surgira de votre inconscient à la vue de ces visages.
Dr. Lieselotte Sauer-Kaulbach
Note de la traductrice:
* « Baumkuchen » : « Gâteau-arbre », spécialité allemande d‘un gâteau cuit couche après couche, qui a une forme cylindrique rappelant la forme d‘un tronc d‘arbre.(cf. http://de.wikipedia.org/wiki/Baumkuchen).