« Je n’exige pas de l’œuvre d’art qu’elle soit intéressante »
Morton Feldman
Horizontal le maître mot.
LE PROJET :
Ce projet est le fruit de plusieurs années de réflexions sur les relations qu’entretiennent la peinture contemporaine et la musique contemporaine, deux passions qui s’entrecroisent et se répondent de façon récurrente et m’ont naturellement conduit à découvrir la richesse de l’univers musical du compositeur Morton Feldman.
L’ambition est de partager une image visuelle des compositions de Feldman. Et plus formellement une série de tableaux en apparence de partition musicale, silencieuses, illisibles par un musicien bien sûr, mais visibles comme une création de larges paysages sonores. L’essentiel du travail pictural est basé sur l’utilisation de coulures et de gouttes. Le travail sera présenté sous forme d’une installation avec concert vivant :
Morton Feldman :
« Palais de Mari »
Olivier Leguay* Piano.
MORTON FELDMAN :
M. Feldman (1926-1987), compositeur New-Yorkais, a mis en œuvre une démarche compositionnelle où d’après ses propres dires «le son constitue une série horizontale d’évènements» «lorsqu’on tend vers un son qui vit on doit renoncer à tout idéal orienté vers la différenciation» le terme « différentiation » signifie dans son langage ne rien ajouter d’illusoire à des fins de convaincre, pour lui un son possède des caractéristiques déjà suffisamment complexe si l’on se donne la peine de l’écouter. (Dans le langage de Feldman le mot différentiation est proche de «ce que Nietzsche appelait le mensonge de la grande forme» ).
Vu de l’extérieur on pourrait penser à l’utilisation d’une sorte de discontinuité harmonique ne permettant à chaque intervalle d’être entendu que pour lui-même, comme un événement pur ; mais cette série «d’événements purs» construit finalement une mélodie, un rapport mélodique complexe et précaire qui réveille et noue (comme un de ces tissages de tapis turcs que Feldman collectionnait) nos facultés intellectuelles et sensibles. Mais notez bien que ce raisonnement ne tient pas totalement car les pièces sont très diversifiées et l’esprit de Feldman se refuse formellement à tout principe théorique. A propos de Varèse il propose de se demander : « Comment a-t-il fait cela, lui ? » et non pas « Comment cela a été fait ? ».
Personnellement je ressens un continuum dans lequel je l’avoue, je suis à l’affut des harmonies dissonantes, celles qui demandent à Feldman une précision en intensité et en temporalité qui me semble très exigeante pour être aptes à créer un espace mélodique. Et je ne ressens finalement aucun doute de consonance, mais évidemment une émotion et une curiosité pour de nouvelles hypothèses sensibles. Feldman semble dé-contrôler et reconstruire les harmoniques dans une intelligence qu’il présente comme instinctive autour du son, ce qui entre autre, donne la très singulière sensation de ne pas diriger l’écoute dans une voie unique.
La plus grande partie de son œuvre est ainsi construite dans une fluidité large semblant inhérente à sa personnalité profonde mais qui est aussi une condition qui lui est singulière pour obtenir un sentiment de surface. Le terme « surface » apparaît dans ses écrits de manière récurrente à propos de sa musique, il l’explique par « un temps mis à plat », « fini, non-fini, puis évidemment infini » « que le son aille en fait tout droit à l’esprit, sans que l’esprit ait besoin de coordonner ce que le son doit faire pour y parvenir » « extraire la musique du domaine conceptuel pour la placer dans la sensation purement physiologique du son » « je n’exige pas de l’œuvre d’art qu’elle soit intéressante » « un son qui nous quitte plutôt que de venir vers nous » dit-il. Sa musique pourrait d’ailleurs être ressentie comme proche d’un phénomène sonore méditatif tant comme il le dit lui-même, il est autant intéressé par la qualité intrinsèque de chaque son que par leur combinaison « /…/le temps demeure dans le son. On y trouve encore du mouvement : mais celui-ci n’est rien d’autre que la respiration de la sonorité elle-même. »
Au début, dans les années cinquante, il écrit ses partitions en notations conventionnelle, mais déjà soucieux d’un ressenti peu identifiable, il accorde au silence un statut très inhabituel. Plus tard il construit des partitions dans une notation qui lui appartient, afin que les interprètes se sentent « beaucoup plus concernés par l'aspect physique du son, ses caractères infinis d'audibilité, sa réalité ultime. » dit il. Il utilisera pour l’ensemble de ses compositions alternativement l’une ou l’autre notation, selon les solutions créatives qu’il veut mettre en œuvre. De manière anecdotique, il est connu pour une démarche très particulière qui l’amène à regarder ses partitions comme des œuvres d’art visuel, les mettant au mur et prenant du recul « pour voir »…
MA DEMARCHE :
L’art consiste à improviser devant un taureau qui charge.
J’ai ressenti chez Feldman, dès ma première écoute, une révélation confuse mais très sensible des particularités qui le fondent, un attachement puissant qui ne m’a pas quitté à ce jour. Ce projet est né d’une recherche picturale sur l’observation méditative des coulures et des gouttes, et il s’est trouvé comme sur-révélé au contact de ce compositeur : son œuvre rend d’ailleurs les choses claires, il dit lui-même qu’il aime la musique non pas pour les systèmes, les rituels, les symboles – la gymnastique mondaine cupide qui lui est substituée, mais pour l’engagement total à notre propre individualité.
Après plusieurs heures d’écoute très attentive, ses compositions m’ont en quelque sorte conduit par leur ouverture et le rythme lent de sa gestuel à faire de ses lignes mélodiques les symboliques pierres de touche de la simplicité de mes propres lignes. Il est devenu ainsi un formidable catalyseur de ma démarche tant je me sens conforté et ressens son œuvre infiniment en communion avec mes propres recherches. Il m’a également permis d’affermir mon propos, comme porté et renforcé dans mon expérience d’observation méditative des coulures et des gouttes, mais aussi dans ma pure position sociétale d’artiste, grâce à ses écrits d’une rare perspicacité à ce propos.
Feldman me renforce aussi parfaitement dans mes intentions conceptuelles, car ses harmonies figurent les jalons d’un vaste champ sonore dont une partie de la profonde horizontalité dépend d’une autre particularité : le vertige du pathos est volontairement absent – L’impression que Feldman s’adresse plus à la réalité sereine de nos battements de cœur qu’à l’exaltation du cœur m’a paru tout à fait évidente. Le ressenti d’un balancement respiratoire qui seul constaterait notre humanité - et pas plus - me conforte résolument dans mes propres renoncements. Et c’est bien sur ce terrain que mes expériences recoupent les siennes.
Je retiens encore de lui en partage, le sentiment de cette conscience de l’espace sans verticalité, fait finalement d’une vibration « toute horizontale » et qui fuit radicalement une commune image humaine narcissique à se dépasser par le haut. Dans mon travail les lignes horizontales qui coulent et les gouttes qui tombent cherchent plutôt les possibilités cognitives intrinsèques, qui peuvent dilater l'esprit sans y ajouter du dépassement, sans autre ajout qu’un état de conscience élargi. Il ne s’agit d’ailleurs symboliquement pas non plus de résoudre : le travail est en cours et s’arrête à un instant non forcément lié à son achèvement, là aussi il y a une notion de non « différentiation » (Le mensonge de la grande forme) et donc de non verticalité assumée.
Je m’attache également à une finalité qui parvienne naturellement, comme sa musique, non seulement à s’éloigner des attentes créatives identifiables (« Je ne veux pas du miroir de l’histoire dans mon œuvre. Je l’accepte dans mon éducation, mais pas dans mon œuvre. » Dit il), mais à rejoindre, à laisser un espace ouvert aux expériences véritablement dépouillées des habituels bagages imperméables de la raison, espace qui dans mon cas tente d’absorber les frontières des conditionnements ancestraux encore davantage que ceux purement artistiques. Sur ce fondement ma démarche s’inscrit dans l’art de la trace, l’évitement de la charge (Logos, Pathos, Ethos), l’accident semblant irrésolu, et qui par là peut-être atteindra une qualité de silence « a-culturel ». Cette suspension de forme qui tente de se dénouer en signes monochromes veut en tout cas absolument s’évader des terres grasses de la profusion. Je prévois un piétinement, un geste répété toujours dans la non différentiation, une insistance purement individuelle, mais telle, qu’elle va jusqu’à en perdre sa légitimation picturale et laisse place à cette part d’attention quasi exclusive à la sphère immanente du regard, un regard délié de la verticalité, mais au bout du compte un partage avec le spectateur que j’aimerais voir naviguer entre désillusion et persévérance vers un horizon inconnu. L’important étant d’avoir eu la possibilité d’être venu s’y perdre pour reconnaître une surface solidifiée par son élargissement sans fin.
Jacki Maréchal ©
Toutes les citations de Morton Feldman sont issues du livre :
"Ecrits & paroles Morton Feldman"
Editions Les presses du réel
« Absence de verticalité, on pourrait aussi dire absence de profondeur et de direction temporelle. La musique de Feldman nous fixe sur un point sans direction mais sans désordre. »
Olivier Leguay
« …/… Je comprends votre engouement pour Morton Feldman, son minimalisme se prête tout à fait à la recherche intérieure et plastique. J’ai toujours associé Morton Feldman à la peinture de Mark Rothko et leur amitié n’y est surement pas étrangère. Il y a chez Rothko une vibration intérieure des couleurs, des espaces qui ressemblent à ses plages sonores. La musique de Feldman que je qualifierais de « mélancolie lumineuse » s’accorde parfaitement aux teintes légèrement éteintes de Rothko.
Entreprise audacieuse, périlleuse de votre part que de reprendre ce flambeau, mais la passion déjoue toutes les difficultés. Vous avez choisi le noir et le gris dans votre palette pour exprimer sa musique. Musique minimaliste, couleur minimaliste ; parti pris judicieux. Le peu de blanc pour les silences. Si Rotko utilisait des espaces de couleurs, vous, vous vous servez de rythmes, rythmes étirés, lents, comme des notes picturales sur une partition de toile. J’aime votre audace à vous confronter à un tel compositeur et de telles oeuvres. …/… »
Extrait d’une lettre à J. Maréchal de Daniel Despothuis, artiste plasticien et commissaire d’exposition à «Les Carmes Art Contemporain » (Pamiers)