La musique de Morton Feldman est dans ce projet un fondamental catalyseur de ma démarche d’artiste du visuel. Ses compositions posent dès le départ les jalons d’un vaste silence, un espace hypersensible, dont je ressens une vibration finalement « toute horizontale ». Donner à cet horizon Feldmanien une apparence visible m’est apparu comme une nécessité interne, un complément évident à ma propre démarche, d’autant que j’apprenais par la suite que ses textes et entretiens contiennent une majorité de réflexions sur les arts plastiques et les artistes plasticiens de son entourage (Ecole de New-York).
Vingt cinq années après les créations sonores du compositeur, m’approprier et approfondir sa relation particulière avec la peinture m’entraine jusqu’à une union qui me paraît être naturellement engendrée par l’esprit de Feldman.
Je travaille à un projet visuel qui parvienne d’évidence, comme la musique de Morton Feldman, non seulement à s’éloigner des dialectiques habituelles, mais à rejoindre, à laisser un espace libre aux prégnances instinctives. L’art du peu, respiré plutôt qu’inscrit - dynamique dans la ténuité - l’évitement de la charge, l’accident irrésolu qui atteindra un silence, peut-être. Cette suspension de forme qui se dénoue en signes monochromes veut en tout cas s’évader des terres grasses de la création foisonnante. Rien de convaincant, prévoir à peine un piétinement, sans code, sans signature, laissant place à tout l’espace, l’ouverture fertile : cette part d’attention quasi exclusive à la sphère interne de la conscience. Une attention déliée qui au bout du compte bouscule, à voix basse, par une série de tableaux en forme de partition abstraite, illisible par un musicien bien sûr, mais visible comme un large paysage de Feldman, celui qui fonderait le continent mais aussi l’itinéraire imaginaire du compositeur.
Au début, dans les années cinquante, il écrit ses partitions en notations conventionnelle, mais soucieux d’économie de moyens Feldman accorde déjà au silence un statut inhabituel. Plus tard il construit des partitions dans une notation qui lui appartient, pour devenir « beaucoup plus concernés par l'aspect physique du son, ses caractères infinis d'audibilité, sa réalité ultime. » dit il. Bizarrement sa démarche l’amène à regarder ses partitions comme des œuvres d’art visuel, les mettant au mur et prenant du recul « pour voir »…
J’ai ressenti cette particularité de Feldman avant d’en lire la réalité dans sa biographie. C’est alors que ce projet est né : m’efforcer concrètement de donner à ma peinture, dans son aspect physique, une approche qui pourrait faire penser à une partition, et dans son aspect mental, à un paysage d’un caractère infini et d’une perception symbolisant le son ultime.
En étendant son territoire au-delà des frontières de l’expression purement musical, Feldman explore les autres disciplines artistiques pour en faire des vivificateurs de sa pensée. Il a le premier été capable de voyager dans des territoires mixtes et a révélé des prémisses qui restent à explorer. Je tente à travers ce projet en forme d’installation visuelle et sonore d’être un pionnier relais vers ce territoire infini.
Jacki Maréchal